Créateur des séries Queer & Folk et Bob & Rose, chevalier de l’Ordre de l’empire britannique et gay revendiqué, Russell T. Davies est avant tout l’homme qui a ressuscité Doctor Who en 2005 pour le faire devenir en peu de temps un phénomène qui dépasse les frontières du Royaume-Uni. Sans cet imposant gallois et son équipe, la flamme créative qui a incendié le département drama de la BBC dans la deuxième moitié des années 2000 se serait vite dissipée et nous ne parlerions probablement pas de Doctor Who en France. Et les « What if » pourraient être nombreux…
Réglons le TARDIS à février 2007. La série moderne a déjà acquis le statut qu’on lui connaît. La saison 3 avec Martha Jones n’est pas encore diffusée que Russell T.Davies se met déjà dans le bain de l’écriture de la 4 et du Christmas Special Voyage of the Damned. C’est le moment que choisit le rédacteur de Doctor Who Magazine Benjamin Cook pour lui proposer un échange de mails afin de mieux connaître le processus de création et les secrets de fabrication d’un épisode de Doctor Who. Tout ça pourrait servir à l’écriture d’un article destiné aux scénaristes en herbe. Le temps faisant, la correspondance se fait presque quotidienne et dura jusqu’à juin 2009, soit le tournage de la première scène de Matt Smith et la dernière de David Tennant. Les sujets et les questions de Benjamin arrivent au fil des discussions jusqu’à ce que la publication d’un ouvrage s’impose d’elle-même. « The writer’s tale » est né, dans la foulée son complément « The final chapter » lorsque les échanges débordent sur la conception des épisodes spéciaux diffusés en 2009. Près de 700 pages de matériel à vif et en temps réel, un voyage temporel au cœur de l’âge d’or de la série moderne. Tout l’intérêt de « The writer’s tale » est bien dans sa quasi absence de mise en forme. C’est un matériel brut écrit dans l’action sans le filtre d’une intervention éditoriale autre que l’incorporation de documents annexes (extraits de scripts, mails avec d’autres interlocuteurs) pour enrichir les échanges.
Russell T.Davies et Benjamin Cook lors de la promo du premier Tome
Du bon conseil pour les wannabe scénaristes, « The writer’s tale » en regorge. Comment débuter une série ? Comment écrire des dialogues convaincants ? Comment le scénariste doit écrire pour guider le réalisateur sans qu’il ne s’en rende compte ? Pourquoi en 2008, la saison 2 de Skins est un sommet et que Bryan Elsley et sa team sont le futur. Qu’il faut garder cohérente la substance d’un personnage pour le révéler au climax dans un comportement inattendu ou qu’il n’y a pas de bon scénariste qui n’ait imité le « meilleur » de ses prédécesseurs pour trouver sa voix. Mais ces échanges valent au final plus pour ce qu’ils révèlent de la personnalité du showrunner et de comment sa façon de travailler affecte ses scripts. Pour le procrastinateur masochiste qu’est Russell T. Davies, écrire n’est pas un plaisir. C’est l’aboutissement de journées entières à vivre Doctor Who, à remuer les idées dans sa tête, au cœur d’un champ des possibles ininterrompu (ce qu’il nomme « The big soup of maybe »). Cette gymnastique, l’aspect le plus stimulant du travail, affecte aussi la touche Davies, une écriture où tout se passe au présent, où certains éléments arrivent de nulle part sans être introduits et en chassent d’autres, mais toujours dans une grande énergie. C’est sans doute aussi pour cette construction en continu et sur le long terme que la télévision est devenu dans son terrain de jeu.
The writers’ tale révèle aussi la flexibilité de R.T Davies aux imprévus qui peuvent joncher une année de production. Ainsi la disponibilité de Catherine Tate/Donna Noble éclipsa Penny Carter, compagne pressentie de la saison 4, coincée à jamais dans les possibilités qui n’ont pas eu lieu. De façon plus triste, le décès brutal d’Howard Attfield (qui jouait le père Donna) précipita son remplacement par le grand-père Wilfred, alors que Bernard Cribbins n’était casté que sur l’épisode du Titanic. Ce personnage fut ensuite déterminant dans l’arc du dixième Docteur. Au cœur de la description de la vie quotidienne du showrunner, l’ouvrage est rempli de ces ajustements et se révèle être une mine d’infos et de possibles avortés : La venue de Kylie Minogue et la longue maturation de Voyage of the Damned, les caméos loupés de Dennis Hopper et JK Rowling, la possibilité d’un dernier special avec Helen Mirren, d’un cross over Dr Who/Star Trek, la confirmation que la mystérieuse femme du dernier épisode créditée « the woman » est la mère du Docteur. Et la naissance en direct de la fin de Ten, alors que les raisons de sa mort se constituent dans l’écriture d’un loooong mail et les dernières scènes sont retranscrites en une nuit de mars 2009, fortes de mois entiers à mijoter dans le cerveau génial du scénariste.
Les ré-écritures de R.T Davies étaient importantes sur les scripts des scénaristes crédités (à l’exception de Steven Moffat), bien qu’il était attaché à ne pas être crédité lui-même. Et puisque le sieur était aussi au centre du Whoniverse, les sacrifices sur les spin- off ne sont pas occultés de la correspondance : Les difficultés à écrire Torchwood, avant et après le départ de Chris Chibnall en fin de saison 2, comment Freema Agyeman s’est retrouvée dans Law&Order UK et échappa à une saison de Children of Earth (Torchwood saison 3) et à Sarah Jane’s adventures. Mais le rôle central de Davies n’éclipsait pas le fait qu’il ne se considère, à raison, que comme un des artisans du succès de Doctor Who. La productrice Julie Gardner était son lieutenant, résolvant avec efficacité et optimisme les couacs de production, les questions financières, les retards de plannings et négociations avec la BBC (en ligne directe avec Jane Tranter, alors « controller of fiction »), mais aussi la première destinataire des scripts. C’est elle qui eut l’idée du retour de Gallifrey pour la fin du dixième Docteur. Phil Collinson à la production, Ed Thomas le chef décorateur, la productrice Tracie Simpson, David Tennant et bien d’autres apparaissent hors des plateaux comme une communauté soudée à laquelle se greffe volontiers Benjamin Cooke. Un des exemples les plus parlants de cette complicité est la façon dont l’annonce publique du départ de David Tennant est devenue l’opération Cobra.
Entourant Billie Piper, Julie Gardner, Russell T. Davies et Phil Collinson : Les trois éminences grises de 2005-2010.
Les allergiques à l’écriture de R.T Davies pourront se satisfaire de vivre en direct la passation des pouvoirs avec Steven Moffat. Comment le Moff’ s’est décidé à être showrunner de Dr Who en septembre 2007, soit en plein milieu de l’écriture de Silence in the Library/Forrest of the dead (#RiverSong). Ils pourront découvrir que la saison 4 était en cours de tournage alors qu’il commençait déjà à penser à la 5, avec une année de specials entres les deux. Les échanges entre Russell et Steven sur les modalités du passage de relai deux ans avant l’arrivée d’Eleven sont au programme, comme les hésitations de Tennant pour revenir avec Moffat, le double épisode des anges envoyé à Russell fin 2008, le cast de Matt Smith et la première scène d’Eleven, alors que Timothy Dalton faisait les essayages de costume de Rassillon non loin de là…
Ces 700 pages révèlent enfin à quel point Doctor Who commençait à devenir une institution pour laquelle chaque décision avait des répercussions médiatiques dans les tabloids. Les difficultés à gérer les medias anglais et leurs annonces prématurées ou à camoufler les fuites sont souvent le déclencheur des migraines de l’équipe de production. Mais ce succès sans précédent pour une série TV conduisit Russell à devenir chevalier de l’ordre de l’empire britannique et à serrer la pince du Prince Charles. Et dans tout cela, que devient Benjamin Cook, ce jeune correspondant des deux années de folie Whovienne sans qui tout serait resté dans les coulisses ? Le « Ben invisible » a pu influer directement sur des éléments de la série que je vous laisserai découvrir. Pour peu que vous soyez anglophone (malheureusement, il n’y a pas d’édition française), il serait dommage de passer à côté du voyage. Drôle, incisif et sincère, « The Writer’s Tale » se savoure jusqu’à la dernière review de Rose offerte par son créateur juste avant de décoller pour L.A et de laisser les clés de la maison à Steven Moffat. Mais c’est une autre histoire, et une autre décennie.
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